Ode aux huitres
- Carsten Sprotte

- 30 sept.
- 3 min de lecture

Je suis né et j’ai grandi dans une église chrétienne américaine qui imposait une stricte observance du code alimentaire lévitique répertoriant les créatures jugées impropres à la consommation. Pas de porc, bien sûr. Mais les hot-dogs peuvent être faits de bœuf ou de dinde. Pas de fruits de mer non plus, mais de toute façon, il n’y en avait pas beaucoup sur les tables texanes. Confiné dans ce carcan judéo-chrétien, sur lequel un livre entier pourrait être écrit, j’ai néanmoins atteint la taille de 1,87 mètre. Pendant au moins une décennie, j’étais plus saint que quiconque lisant ces lignes aujourd’hui.
Là où beaucoup avaient fui l’Ancien Monde pour échapper aux persécutions religieuses, j’ai fui le Nouveau Monde pour échapper à la folie religieuse. Ce n’est pas exactement ainsi que cela s’est passé, car j’ai débarqué sur les plages de Normandie en véritable croyant.
Peu à peu, l’esprit des Lumières commença à s’infiltrer à travers les murs de mon enfermement doctrinal, et les gonds de la certitude se desserrèrent. Par-dessus tout, je remercie en larmes Babette (du film Le Festin de Babette). Imaginez-vous invité à sa table généreuse, garnie d’une délicatesse après l’autre que votre Dieu qualifie d’impure. Vous plongez votre regard dans ses yeux et vous voyez l’amour qu’elle a mis dans cette somptueuse préparation. Vous contemplez le plateau d’argent d’huîtres, mosaïque de mucus et de nacre, luisantes des eaux précieuses qu’elles sécrètent tandis que vous les espionnez en secret.
Et le Seigneur Dieu dit : « Tout ce qui vit dans l’eau et qui n’a pas nageoires et écailles, vous le regarderez comme impur. »
Et elle, l’huître, dit : viens à moi, chéri, et bois de mes eaux vives.
Ce fut le moment où je perdis ma religion — ou bien était-ce la naissance d’une nouvelle foi ? Une chose est sûre, ce fut le début d’un nouveau régime !
Elle et moi (l’huître étant de genre féminin en français) sommes intimes depuis lors. En saison, il ne se passe guère un jour sans que je n’honore sa vie. Fines de claire, pleine mer, spéciales... de Normandie, de Bretagne ou de Marennes, matin, midi ou soir. Avec citron, vinaigrette, ou pure et naturelle, telle qu’elle est.
L’Huître s’offre à être mangée vivante. Elle n’exige rien de moins que la fraîcheur. Vous ne pouvez pas l’emballer dans du plastique, la congeler, ou l’injecter de conservateurs. Vous ne devez pas la mettre de côté pour attendre, comme si quelque chose d’autre comptait davantage pour vous. Vous ne devez pas non plus la laisser reposer imprudemment et laisser s’échapper sa vitalité. Vous devez la prendre sur-le-champ, avec grand soin et attention, et avant tout le reste. Elle est hermétiquement scellée, et ses secrets aussi, ne cédant qu’à ceux qui possèdent l’art requis. Vous ne pouvez pas la frapper ou l’écraser sans mutiler son tendre mucus, son essence vitale. Pas plus que vous ne pouvez la percer hâtivement de votre lame sans mettre votre propre chair en danger. Il y a un point précis à partir duquel vous pouvez l’entamer, avec concentration exclusive et aussi votre promesse... jusqu’à ce qu’elle cède. Alors soudain, tout devient lâche et elle est là devant vous, consentante. Le joyau impénétrable a joyeusement acquiescé.
Elle resplendit là, dans sa gloire, telle la floraison d’une fleur saline exotique. Dans la dignité et la louange, dans la contemplation émerveillée, elle désire être délicatement dévorée.
Ne vous hâtez pas de boire ses eaux ; plus douces encore, elle les rendra pour vous seul à goûter.
Les huîtres m’inspirent, mais elles sont un terrain glissant pour la prose. Vous souvenez-vous de Veules-les-Roses ?
Une mer entière est contenue dans une huître, et dans une mer, un monde entier. Je ne demande point de perle, seulement sa possibilité.
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